13-06-2010

Stefan Zweig (1881-1942) : Amok ou le fou de Malaisie – 1922

… sans argent, sans montre, sans illusions, je tournai le dos à l’Europe, et je n’éprouvais pas la moindre tristesse lorsque nous sortîmes du port.

« Je m’assis sur le pont, comme vous voilà en ce moment, comme tous les autres, et j’aperçus un jour la Croix du Sud et les palmiers, et mon cœur s’épanouit. Ah ! les forêts, la solitude, le recueillement, tout cela remplissait mes rêves.

 » Oh ! ce n’est pas la solitude qui allait me manquer. On ne m’envoya pas à Batavia ou à Soerabaya, dans une ville où se trouvent des êtres humains, des clubs, un jeu de golf, des livres et des journaux, mais – le nom ne fait rien à l’affaire – dans une de ces stations de district qui sont à deux journées de voyage de la ville la plus voisine. Quelques fonctionnaires ennuyeux et desséchés, deux « demi-caste » formaient toute ma société ; à part cela, il n’y avait partout autour de moi que la forêt, des plantations, la brousse et le marais.

Au début, c’était encore supportable. Je me livrai à des études de toutes sortes. Un jour, comme le vice-résident, au cours de sa tournée d’inspection, avait eu son automobile renversée et s’était cassé la jambe, je fis, à moi tout seul une opération dont il fut beaucoup parlé. Je collectionnais des poisons et des armes d’indigènes ; je m’occupais de cent petites choses pour me tenir en haleine.

Mais cela ne dura que tant qu’agit en moi l’énergie apportée de l’Europe ; après quoi, je me rabougris. Les rares Européens que je voyais ne m’inspiraient que de l’ennui ; je rompis toutes les relations avec eux, et je me mis à boire et à me recroqueviller dans des rêveries solitaires.

Bibliothèque cosmopolite Stock p. 35

Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0

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