10-02-2010

Colette : La Vagabonde

Comme d’habitude, c’est avec un grand soupir que je referme derrière moi la porte de mon rez-de-chaussée. Soupir de fatigue, de détente, de soulagement ? — ou l’angoisse de la solitude ? Ne cherchons pas, ne cherchons pas !

Qu’est-ce que j’ai donc, ce soir ?… C’est ce brouillard de décembre, glacial, tout en paillettes de gel suspendues, qui vibre autour des becs de gaz en halo irisé, qui fond sur les lèvres avec un goût de créosote… Et puis, ce quartier neuf que j’habite, surgi tout blanc derrière les Ternes, décourage le regard et l’esprit.
Sous le gaz verdâtre, ma rue, à cette heure, est un gâchis crémeux, praliné, marron-moka et jaune caramel, — un dessert éboulé, fondu, où surnage le nougat des moellons. Ma maison elle-même, toute seule dans la rue, a « l’air que ce n’est pas vrai ». Mais ses murs neufs, ses cloisons minces offrent, pour un prix modeste, un abri suffisamment confortable à des « dames seules » comme moi.
Quand on est « dame seule », c’est-à-dire tout ensemble la bête noire, la terreur et le paria des propriétaires, on prend ce qu’on trouve, on gîte où l’on peut, on essuie la fraîcheur des plâtres…
La maison que j’habite donne miséricordieusement asile à toute une colonie de « dames seules ». A l’entresol, nous avons la maîtresse en titre de Young, Young-Automobiles ; au-dessus, l’amie, très « tenue », du comte de Bravailles ; plus haut, deux sœurs blondes reçoivent, chaque jour, la visite d’un seul Monsieur- très-bien -qui-est-dans -l’industrie : plus haut encore, une terrible petite noceuse mène, jour et nuit, un train de fox-terrier déchaîné : cris, piano, chants, bouteilles vides jetées par la fenêtre :
— C’est la honte de la maison, a dit un jour Mme Young-Automobiles. Le Livre de Poche n° 283 p. 11 et 12

Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0

Laisser un commentaire

Chawki |
Une autre vision du monde |
Y'en A Marrrrrre |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | rednoize propaganda
| La vie d'une copropriété
| DES BOUTS DE NOUS...