04-06-2008
Jean Zay
Jeudi 7 décembre 1940
À quatre heures du matin, sous la conduite d’un lieutenant de gendarmerie, que renforcent un brigadier et deux gendarmes – je ne me savais pas si dangereux –, j’ai quitté Clermont-Ferrand. Ces gendarmes sont charmants, comme tous ceux auxquels j’ai eu affaire. Il y a une gentillesse des gendarmes, instituée par la nature comme contrepoids à l’injustice humaine. À la gare de Clermont, sinistre dans la nuit, sous ses haillons de neige sale, un ami, que j’avais alerté par un de ces moyens clandestins dont on dispose toujours en prison et qui s’est déjà renseigné, réussit à m’approcher quelques secondes et me souffle que je pars pour la Guyane : pour l’île du Diable même…
La Guyane ! C’est le lieu ordinaire de la déportation. L’île du Diable ! Quelle brusque évocation… Depuis mon procès, terminé le 4 octobre par une peine politique, dont le choix constituait un aveu, personne n’a supposé qu’on songeât à me déporter effectivement. Partait-il encore des bateaux pour la colonie ? Ne risquaient-ils pas d’être interceptés ? Vichy semblait embarrassé de son prisonnier ; je me croyais oublié dans ma cellule de Clermont-Ferrand. Pourquoi se détermine-t-on soudain à exécuter cette anachronique condamnation ? Sous la verrière de la gare, d’où s’abattent des paquets de neige fondue, je ne me pose pas de questions. J’ai appris à ne plus m’émouvoir. Cependant ces mots : la Guyane, l’île du Diable, si hauts en couleur pour l’esprit quand l’hiver glace le corps, rendent un son étrange ; ils matérialisent tout à coup mon incroyable aventure, symbolisent l’arrachement qui m’emporte des miens et de la vie. C’est par là que l’émotion naît et que mon cœur se serre. Le voisinage des gens dans le train, après ma longue solitude, est une bizarre sensation. Leurs visages soucieux, leurs attitudes, leurs conversations paraissent appartenir à un autre monde. J’ai envie de leur toucher le bras pour m’assurer de leur réalité. Si près d’eux, je me sens à mille lieues, transporté dans un autre élément. Ils se meuvent derrière un écran invisible. Qu’est-il désormais de commun entre eux et moi ? Par quoi suis-je encore rattaché a mon ancien univers ? Et ma solitude ne s’accroît-elle pas un peu plus, quand on me croirait mêlé à la foule, en face de mes gendarmes silencieux ? Souvenirs et Solitude
Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0
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