21-04-2008
Brice Parain (1897-1971) : Radio et solitudes
La philosophie moderne nous enseigne en gros dans son essence que chaque homme est seul, et qu’il n’est en communication avec les autres que d’une façon extrêmement fragile, par des paroles qui ne veulent pas dire ce qu’on voudrait leur faire dire et qui n’ont pas, pour les personnes qui les écoutent, le sens que la personne qui les a prononcées aurait voulu leur donner. Il y a une sorte d’articulation entre les hommes par les paroles qu’ils prononcent, mais c’est un mauvais engrenage, où il y a du jeu, des manques. Par conséquent, toute la philosophie moderne en revient à peu près à ce que disait Leibniz : chacun de nous est une monade avec une petite fenêtre sur l’extérieur.
La fenêtre, maintenant, sera le micro.
Est-ce vrai ? Voilà toute la question.
Il y a à la radio justement une expérience de la solitude. Quand on écoute un poste, on peut vraiment être seul et n’être que spectateur, c’est-à-dire être dans cet état d’esprit extrêmement cruel qui est l’état d’esprit du spectateur, puisque le spectateur est là pour attendre qu’on le distraie, pour attendre qu’on l’intéresse, pour attendre qu’on l’amuse, pour attendre qu’on le sorte un petit peu de cet… ne l’appelons pas « ennui », mais de cette espèce d’attente où il est justement. C’est dans cet état-là qu’on est quand on écoute la radio, parce qu’il suffit, comme une princesse, de faire défiler sous son doigt les attraits de la vie à travers le poste et de ne s’arrêter qu’à ceux qui sont vraiment séduisants.
Il y a là un véritable phénomène de solitude, et de solitude concentrée, parce que la vraie solitude, ce serait la solitude sans radio, sans rien. Mais, étant donné que nous avons la radio, nous sommes à peu près comme les hommes de la philosophie moderne : nous avons l’impression d’être seuls, et cependant le monde fait parvenir jusqu’à nous sa rumeur. Nous sommes donc à la fois seuls et occupés, distraits et intéressés à un monde présent autour de nous.
Que sortira-t-il de cet état de choses ? Telle est la question.
Supposons que, après un développement de la radio qui permet à chacun d’avoir son poste, qui permet à chacun ou à un très grand nombre d’acquérir les connaissances nécessaires pour se servir de ce poste de la meilleure façon, c’est-à-dire de connaître à la fois ce qu’il faut de langues, ce qu’il faut de politique, de science et d’intellectualité pour tirer le maximum de ce qu’un poste de radio peut dire au hasard des émissions ; supposons qu’à côté de ces postes récepteurs nous ayons aussi des postes émetteurs. Chacun chez soi, c’est-à-dire dans sa solitude, pourra non seulement écouter la rumeur du monde entier, c’est-à-dire s’intéresser à tout ce qui se passe, mais pourra aussi parler au monde entier. Chacun pourra, de très loin, dans une sorte d’absence, appeler n’importe qui dans le monde et lui répondre s’il en a envie.
Et alors régnera une sorte de bruit terrible dans le monde entier. La vie entière sera occupée par la radio. Il n’y aura pas assez d’heures par jour pour écouter tout ce qu’il y aura à écouter dans les postes de radio ; et en plus, dans les intervalles, chacun pourra dire ce qu’il a à dire, et dire ce qu’il a à dire de la meilleure façon possible, parce que, lorsque nous écrivons, nous sortons de nous-mêmes, nous sommes obligés de faire un effort, nous sommes obligés de nous déplacer. Autrefois, on était obligé de se déplacer pour écouter un concert ou voir une personne. Le fait de s’asseoir à sa table, de prendre un stylo, d’avoir cette distance entre l’esprit qui a conçu quelque chose et le papier sur lequel il faut l’inscrire est un déplacement, tandis qu’avec un poste émetteur, on imagine très bien les individus chez eux, bien au chaud, en plein dans leur rêverie, appelant tout près d’eux, dans leur intimité, d’autres individus au moment où ça leur « chante », comme on dit, simplement par la parole : probablement ne seront-ils pas obligés de manier des manettes, mais pourront-ils simplement commencer à parler, comme s’ils avaient quelqu’un avec eux.
Alors, pourquoi ne pas imaginer qu’il y aura des hommes qui, simplement, comme autrefois on attendait (comme disaient les paysans, on « espérait »), écouteront tout ce qui viendra du monde, parleront au monde et lui diront tout ce qu’ils ont à dire, jusqu’au moment peut-être où ils entendront une voix qui répondra ?
C’est une sorte de civilisation qu’on pourrait presque appeler primitive, puisqu’il n’y aura plus toute cette vie de société par laquelle les hommes sont tous demi-présents les uns aux autres. Il y aura dans cette solitude une sorte d’appel plus pressant, plus vrai, et peut-être une possibilité de réponse venant de loin, d’un endroit où la personne qui parle n’aurait peut-être pu aller.
C’est en cela qu’il existe peut-être dans la radio la possibilité d’une sorte de nouvelle civilisation ou de nouvelle littérature, c’est-à-dire la littérature qui accepterait ce qu’il y a d’absence en elle, qui n’aurait pas besoin de faire d’effort, cet effort dans lequel est contenu la rhétorique, la littérature qui serait plus proche de l’inspiration, qui n’aurait pas besoin de se soumettre à des règles d’expression qui font qu’il faut dire une chose avant une autre, selon un ordre qu’il est nécessaire de calculer pour que les gens vous comprennent ou vous suivent, mais qui se laisserait aller beaucoup plus à une sorte d’inspiration spontanée, de rêve naturel. Sans omettre le ton de la voix, ce qu’aucun livre ne peut ajouter, même avec la meilleure perfection du style.
Par conséquent, cela pourrait permettre entre les personnes les plus éloignées des communications absolument inattendues.
Peut-être sera-ce la solution de notre monde. Il ne faut pas être pessimiste, mais il faut bien dire que notre monde est très vaste et très vagabond., Ce sera peut-être la solution de notre monde vagabond, parce qu’il est possible de concevoir qu’il y ait des postes de T.S.F. pas plus gros qu’une montre, qu’on pourrait porter dans sa poche et qui, par conséquent, pourraient permettre à chacun, même en prison – à condition que ce soit permis, ou de la façon clandestine qu’on peut imaginer, – d’avoir le sentiment de ne pas être séparé de la vie, de ne pas être réduit à l’état de bête traquée dans lequel, souvent, on est lorsqu’on est ou relégué ou en prison.
Voilà quel pourrait être le sens de la radio, au-delà de cette impression qu’on a tout de suite lorsqu’on va dans un de ces villages qui, il y a cinquante ans, étaient si calmes l’été, et qu’on entend d’une fenêtre ouverte une sorte de bruit de conversation, de concert, de conférence, toutes ces choses qui sont inutiles et qui font la farce, la mauvaise farce du bruit de la civilisation d’aujourd’hui.
C’est peut-être quelque chose de cet ordre qui se cache derrière la radio et qui est l’indice d’une certaine création. (1930)
Publié par Jean dans Radio | RSS 2.0
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