20-08-2007

Du lien social, de Leslie Kaplan.

070820dsoltation.jpgJ’ai pensé qu’il serait intéressant de s’arrêter sur ce titre, le lien social. Je veux dire : ne pas gommer le paradoxe. Il peut en effet sembler paradoxal qu’à des écrivains on demande d’intervenir dans ce sens. Je ne parle pas bien sûr des préjugés, ou de la vision romantique, l’écrivain comme individualiste, etc. Ni de l’oeuvre même, qui a évidemment sa place dans la société et le monde, comme lien, comme rupture de lien, et création de nouvelles formes de liens. Mais le travail d’écriture est un travail solitaire, alors en quoi ce travail peut-il être sollicité par rapport à la question du lien social? Comment penser l’expérience de l’écrivain en ce qu’elle aurait quelque chose à voir avec le lien social ? partager, transmettre quoi ?

D’autre part, s’il s’agit de tisser ou de renouer des liens au sein de la population, qu’est-ce à dire sinon que l’on constate à quel point ce tissu est défait, détruit.

Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme : « Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est le fait que la désolation qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telles que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne de masses toujours croissante de notre siècle. »

La désolation, d’après Arendt, le terme anglais est loneliness, c’est l’isolement, la solitude non pas choisie mais subie. Il me semble qu’on peut développer : c’est l’accablement devant la lourdeur du monde, l’impression d’être dépassé par le monde, d’être complètement incapable de lui faire face. C’est le malheur, le sentiment d’avoir été abandonné, petit et abandonné, sentiment tellement fort qu’il peut engendrer la perte des repères, la perte de l’identité, et finalement l’aliénation totale, avec la capture par des idéologies de ressentiment. Pour Arendt c’est ce qu’elle analyse comme la société industrielle de masse qui produit la désolation, personnellement je suis d’accord avec elle. Mais ici n’est pas le lieu de la recherche des causes, mais du constat, et de se demander : et alors, quoi, et quoi de l’écrivain par rapport à cette situation.

Les situations sont les plus variées, tous les lieux du monde actuel, ville, hôpital, prison, maison de retraite, écoles…

Or, ce qu’il faut remarquer : chaque fois que le lien social est attaqué, c’est le lien avec le langage qui est aussi attaqué. Dans la désolation, ce qui est atteint, c’est aussi le langage, le lien fondamental humain du langage, la confiance dans les mots, dans la parole de l’autre. La parole de l’autre, de n’importe quel autre, est mise en cause, mise en doute, on n’y croit plus, quel intérêt, c’est pas la peine, à quoi servent les mots, c’est du baratin, du bla bla bla. On laisse tomber, comme on a été laissé tombé.

D’où une violence en miroir à la violence qui a été faite, d’où l’adhésion à n’importe quoi, religion, superstition, délire politique, drogue…

Je pense donc que pour que le tissu social soit reconstruit, il faut aussi prendre en considération la question du langage.

Ce qui ne veut évidemment pas dire que c’est la seule dimension impliquée. Le réel excède toujours les mots.

Il suffit de penser un instant par exemple à une maison d’arrêt, où les détenus sont huit dans une cellule, cellule où il y a par ailleurs les sanitaires, ou à un collège de banlieue où les élèves sont parqués, trop nombreux, presque réduits à l’anonymat, des enfants presque anonymes, ou à une maison de retraite qui à quatre de l’après-midi sent déjà, ou encore, le poisson…

Désolation soft , désolation quand même.

Le réel excède les mots, mais c’est dialectique, s’il n’y a pas confiance dans les mots, rien ne peut se faire de durable, aucun changement important, qui tienne.

Un lien social, humain, passe par un rapport au langage où le langage vit, peut vivre, dans ses deux dimensions fondamentales : comme parole adressée, lieu d’accueil pour l’autre, et comme matière polysémique, moyen d’expérimentation et de jeu avec le monde et les autres.

Le langage permet le je, le sujet, parce qu’il permet le jeu avec le monde, les autres. Mais cela est possible seulement si le monde, les autres, ont déjà permis ce rapport-là au langage.

La confiance dans le langage, dans la parole adressée, avec ce qu’elle comporte de promesse, que chacun sente qu’il existe pour l’autre, et, l’affirmation, qu’elle soit formulée ou non, du caractère polysémique du langage, de sa dimension fondamentale de jeu et d’expérimentation, c’est la moindre des choses pour un écrivain, parce que c’est ce qui le constitue comme écrivain.

Pour moi il est évident que les écrivains qui s’intéressent au lien social peuvent trouver un sens dans des expériences de terrain souvent éprouvantes parce que ces expériences sont aussi la réaffirmation de ce qui fonde leur travail à eux, écrivains.

Conséquences : ce n’est pas sur tel ou tel artiste-écrivain que se porte le transfert, le désir de travail, mais sur la fonction écrivain.

Donc ce n’est pas comme un écrivain particulier porteur d’une oeuvre particulière que l’on intervient, mais comme « l’écrivain », transmetteur de la fonction même du langage.

Modestie si on veut mais surtout responsabilité par rapport à cette transmission là.

Cela ne veut nullement dire que l’écrivain qui fait des rencontres, des ateliers d’écriture, etc, ne doit pas parler de son oeuvre, au contraire. Mais en tant que son oeuvre, ou l’oeuvre de ses contemporains, ou de ses écrivains préférés, etc, sont des moyen de passer ces qualités fondamentales du langage.

Il s’agit d’inventer par rapport à ce qui est au coeur de la demande, même si ce n’est pas formulé : le langage comme construction du sujet dans son rapport au monde, remise en circulation de ce qui est isolé, figé dans la désolation.

Orienter le travail en ce sens.

Pas tant aider les gens à « s’exprimer », ce que pour le moment ici et maintenant en France ils peuvent faire à peu près, mais à PENSER, avec les mots, là où ils sont, leur rapport au monde, aux autres.

Mettre en relation, faire des rapprochements, des ponts, des liens.

Et penser c’est aussi jouer, mettre de la légèreté là où il y a de la lourdeur, de l’inertie…

C’est quitter la solitude inhumaine, la désolation, pour tenter d’instaurer un bon rapport à la solitude, c’est-à-dire un bon rapport à soi-même et aux autres.

Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0

8 Réponses à “Du lien social, de Leslie Kaplan.”

  1. Juan dit :

    Je n’ai pas encore achevé Fleur !

    Dernière publication sur Iwazaru 言わざる : Prénom : Unibalde

  2. Cathy - 359 dit :

    Oui , j’aime que ma porte reste ouverte. D’ailleurs, j’ai dit à Jc qu’il n’avait pas le droit de fermer cette porte, qu’elle était ouverte à tout le monde … sourire…

    Je ne dis pas que tout ce que je dis est vérité mais en fait je me suis heurtée à ce mot  » égocentrique » et là , je te jure que ça fait mal !Parce que dans ces cas là, tu ne peux avoir échanges…

    Je n’ai pas le mot de passe pour  » fleur » ??? Pourquoi??? J’aurai aimé savoir …
    Sandra IV m’intérresse…
    Je vais voir de mon coté si je peux mettre un passage de  » Les Bleuets » mais il faudrait que je fasse un synopsis et je ne suis pas douée là dedans! Je ne sais si je vais continuer « Les larmes du ciel ». Le livre est écrit mais je parle de  » sur mon blog »…

    Bon d’accord , je mettrai des coms quand cela me démangera trop (comme la lycanthropie)

  3. Juan dit :

    Bonsoir Cathy !

    Tu sais que ton expérience de vie m’est précieuse et que je la considère comme une richesse. N’hésite pas à commenter. Tu as une page qui t’es réservée, si tu ne veux pas  » envahir  » le reste comme tu dis.

    On blesse toujours des gens. Mais je me méfie de ce que l’on appelle la vérité. Elle est pour chacun différente sur un même sujet. Le plus imporant c’est de garder le dialogue, ou plûtôt la porte ouverte, image que tu aimes je crois.

    J’ai commencé Sandra IV.

    Dernière publication sur Iwazaru 言わざる : Prénom : Unibalde

  4. Cathy - 358 dit :

    Bonsoir Jean ,

    Je voulais prendre le temps de te répondre car j’ai lu ton com ce matin . En effet , ces derniers temps , je me suis aperçue que beaucoup de textes se reliaient de loin ou de près à moi . A chaque fois que tu poses tes écrits , j’aurai quelque chose à dire mais j’ai peur , comme toujours de t’envahir…
    Pour les frères Green , pour la lycanthropie… il y a une maladie orpheline comme ça … Bref , je ne veux pas t’envahir de mes bavardages …mais je lis tous les soirs … c’est la nourriture de mon âme… Je prends aussi les photos dans ma page , enfin certaines et je les cache sur mon blog. La dernière est magnifique et me fait penser à une chanson de F.Hardy !

    En fait je blèsse les gens surtout quand je leur parle franchement mais c’est inconscient . Faut-il toujours se montrer faux et se mettre un masque en allant affirmativement vers les idées des autres alors que nous ne sommes pas d’accord avec eux ? Je ne sais plus … je me sens perdue…

  5. Jean dit :

    Bonjour Gulu !

    Je vais bien merci ! Encore une semaine et je suis en vacances.

    Je lis bien moins que je n’ai lu, Gulu ! Beaucoup moins. Mais je visite la  » toile  » à partir de mes lectures et forcément j’apprends beaucoup.

    Mais je suis comme Cathy, un orphelin du savoir, c’est-à-dire que dans mon enfance on ne m’a pas instruit autant que je l’aurais voulu.

    Tu n’es pas la première à me poser des questions personnelles. J’y répondrai.

    Dernière publication sur Iwazaru 言わざる : Prénom : Unibalde

  6. Jean dit :

    Bonjour Cathy !

    Comment vas-tu ?

    Dernièrement j’ai mis plusieurs textes avec une pensée pour toi : ce texte, la lettre de Van Gogh, les enfants sauvages…

    Ce n’est pas toi qui blesse les gens, ce sont eux qui se blessent… eux-mêmes !Parce qu’ils ont des souvenirs, des sensibilités differentes des tiennes… Au moment où tu écris tu ne sais pas que les mots qui construisent ton texte vont percuter quelqu’un, a moins que tu le fasse sciemment… mais c’est autre chose ! Tu ne peux pas t’auto-censurer !

    Dernière publication sur Iwazaru 言わざる : Prénom : Unibalde

  7. Cathy - 357 dit :

    « Et penser c’est aussi jouer, mettre de la légèreté là où il y a de la lourdeur, de l’inertie? »

    Ah c’est ce que je fais dans mes écrits! Mais ils ne sont pas toujours compris , parfois cela heurte les gens , les blessent alors que l’on veut juste alléger leurs douleurs…où les faire réagir …
    Dans ces cas là , je dois me justifier et ce n’est pas toujours facile !

  8. bonjour Jean, comment vas tu? J’ai lu ton texte sur le lien social… Tu exprimes ici tes idées, et donnes a reflechir. Tu lis beaucoup n’est-ce pas? Quel est ton metier? Ne le prends pas mal, c’est juste que je trouve que ce que tu proposes sur ton blog est interessant. Je voulais en savoir un peu plus sur son auteur!!
    biz
    audrey-laure Gulu

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