06-04-2007
Claude Louis-Combet, D’île et de mémoire,
Ce petit texte intimiste est une méditation, d’inspiration autobiographique, sur le déploiement de la solitude à travers une série d’expériences vécues, données comme autant de points d’ancrage de la mémoire : solitude de l’enfant dans ses moments de rêverie, solitude du jeune adolescent aux prises avec les pulsions de sa sensualité, solitude intellectuelle du jeune clerc en rupture de ban avec les impératifs de la vie religieuse, solitude de l’homme que l’amour tient face à l’évidence de la mort, enfin solitude du créateur et fauteur de texte dans le silence où mûrissent les mots. La solitude dans laquelle les âmes bien assises pouvaient lire un risque – une menace pour la communication et le partage, une contagion pathologique ruinant l’équilibre affectif et moral de l’enfant et de l’adolescent – révèle toute sa force de signification et sa valeur définitive, dans cette issue de l’existence que représente la création par l’écriture, pour autant que celle-ci affirme son intransigeante fidélité à la nécessité intérieure – sa seule justification. C.L-C.
Extrait :
Sans autre savoir étymologique que mon désir du sens des mots que j’aime, et rêvant sur leur charge de secret comme s’y prendrait l’amant, contemplant en l’épelant la forme de l’aimée, jusqu’à ce qu’elle révèle la nature singulière de l’âme qu’elle tient close et celée, je lis dans l’insula du latin comme dans l’isola de l’italien, la racine de solitude qui a disparu de l’île du français. Et je tiens absolument à lire dans solitude, la conjonction, à l’infini, du soleil et de la terre, selon toute l’ambivalence du radical sol, le soleil, mais aussi le sol sur lequel nous marchons et que nous cultivons – radical qui est le même que solus, le seul, esseulé, solitaire, isolé, sola, au féminin, qui appelle, même s’il n’existe pas, pour dire l’île, le mot in-sola, l’intériorité ou territoire intérieur de celle qui est seule, en sorte que la voie est ouverte pour que l’île devienne, au féminin, la métaphore de la solitude. Je dirai que l’île figure la solitude même de la féminité – la solitude, chez l’homme, de l’anima, qui est sa part d’être-femme. Et je n’oublie pas, non plus, le neutre solum, celui de notre socle terrestre, de notre assise tellurique, mais aussi de la fécondité naturelle – et l’on parle alors d’un sol pauvre, d’un sol ingrat, ou d’un sol riche, gras et fertile. Enfin ce solum de la solidité, me ramène en mémoire la conjugaison du verbe soleo, solere, qui signifie avoir l’habitude de, ce qui fait que solitum désigne ce qui est habituel. Et si je rapproche cet adjectif-participe passé de solitudo, solitude mais aussi délaissement, abandon, privation, j’entends que cette terminologie négative et douloureuse évoque réellement, en son fond étymologique, le lot commun de l’humanité : ce qui est habituel, c’est d’être en état de manque et d’être abandonné – comme si l’humain n’était humain qu’en vertu de l’inhumaine déréliction qui préside à son destin, d’avoir été rejeté et par le Soleil-Dieu (Sol) et par la Terre-Mère (Solum) en sorte que le solitaire (solus) désormais n’a d’âme, au féminin, qu’insulaire (insula), écartée de tout, tranchée au vif de ses racines, expulsée de la béatitude de l’inconscience prénatale. Cependant, si le verbe est là pour nous rappeler sans cesse les limites existentielles qui nous tiennent enfermés et qui nous fixent dans une destinée sans remède, sans espoir, sans salut, le désir qui a rêvé sur le poids des mots s’emporte à rêver librement sur le vide entre les atomes de la pensée sans appel – laquelle est foncièrement nocive et délétère – et à jeter comme des ponts de soupirs et d’aspirations, construisant en cette hypnose poétique les mirages dont le cœur a besoin pour subsister, jusqu’à croire possibles des échappées d’ordre éthique ou religieux ou métaphysique ou esthétique pour combler la faille, relier les bords, réparer la blessure et restaurer l’unité. Faire en sorte que l’île soit rattachée, telle qu’avant le commencement, à son continent d’origine ; que la toute-solitude se laisse absorber par son radical de soleil et de terre et que sa valeur de séparation s’estompe jusqu’à se faire oublier. Une échappatoire se dessine à travers un désir qui cherche ses mots parmi les métaphores de nuptialité : pour lors, les noces cosmiques, la version toute primitive du Cantique des cantiques des étreintes du Soleil et de la Terre. L’âme – l’intériorité solitaire, douloureuse, fracturée, de l’anima éperdue de féminité – cons-truit mot à mot son poumon artificiel de texte qui lui permet de respirer, dans lequel elle s’enferme si étroitement, si justement, qu’elle croit se confondre avec lui, comme si cet appareillage de mots figurait entièrement la vérité de l’être. C’est ainsi qu’elle chante, d’abord avec la voix de quelques poètes, puis avec la petite corde de voix personnelle qu’elle gratte avec application, quelquefois avec inspiration. Et alors, c’est l’illusion grandiose et captivante du Soleil qui renaît, Sol invictus, élément invincible, éruptant hors de la nuit matricielle qui le retenait, à quoi répond, au sein d’un même mouvement, d’un même battement de cœur, l’ouverture charnelle de la Terre, fleurissant violemment et tendrement en lèvres sexuelles et vallonnements de femme amoureuse. Et le poème qui tient la place de l’âme exalte son essence épithalamique. Et le poète, plus retiré que jamais dans les abysses de sa cécité, et plus solitaire que le premier et le dernier des humains, ne voit plus autre chose que les mots dont il sature sa page blanche et il se prend à croire qu’il vit ce qu’il écrit et qu’il écrit ce qu’il vit et il avance son authenticité comme une cuirasse matricule, sous laquelle il bombe le torse – cependant que son identité est périmée depuis le commencement, et que la plus belle phrase du monde est un leurre et un pur divertissement, apothéose d’oubli de la condition sans condition, inhumaine condition humaine de n’être rien ni personne pour personne et pour rien. Sois assuré, mon cœur, et ne cherche pas à te rassurer, que ton île est inabordable, que tu n’en sortiras jamais, qu’il n’y a jamais eu de portes percées dans les murs, des dessins seulement, des ouvertures factices, qu’il n’y a pas d’être sous le paraître, et que la vérité n’est rien de plus que l’évidence du lapsus.
Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0
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