04-04-2007
Rousseau : « La solitude, sagesse de l’âge »
« Je deviens vieux en apprenant toujours ».
Solon répétait souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne, mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître, mais ce maître fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs, avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse, la vieillesse est le temps de la pratiquer. L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que pour le temps qu’on a devant soi. Est-il temps au moment où il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ?
Eh ! que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d’autrui dont elle est l’oeuvre ? Je n’ai appris à mieux connaître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m’ont plongé, sans que cette connaissance, en me découvrant toujours des pièges, m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années la proie et le jouet de mes bruyants amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en aie même le moindre soupçon ! J’étais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon coeur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le temps et la raison m’ont dévoilée en me faisant sentir mon malheur m’a fait voir qu’il était sans remède et qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente et sans profit pour l’avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carrière ? Il ne reste plus qu’à penser alors à comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il en reste encore à faire, est uniquement d’apprendre à mourir, et c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge. On pense à tout hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfants et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C’est que, tous leurs.travaux ayant été pour cette même vie, ils voient à la fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en vont. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils puissent emporter dans leur mort.
Je me suis dit tout cela quand il était temps de me le dire, et si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à temps et de les avoir bien digérées. Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y parviendrais jamais à l’état dont mon coeur sentait le besoin. Cessant donc de rechercher parmi les hommes le bonheur que je sentais ne pas pouvoir y trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m’était étranger, pour se reposer sur un plateau tranquille ou je pourrais me fixer.
Ce sentiment, nourri par l’éducation dès mon enfance et renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de misères et d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les temps à connaître la nature et la destination de mon être avec plus d’intérêt et de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. J’en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour ainsi dire étrangère. Voulant être plus savants que d’autres, ils étudiaient l’univers pour savoir comment il était arrangé, comme ils auraient étudié quelque machine qu’ils auraient aperçue, par pure curiosité. Ils étudiaient la nature humaine pour pouvoir en parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en dedans. Plusieurs d’entre eux ne voulaient que faire un livre, n’importe lequel, pourvu qu’il soit accueilli. Quand le leur était fait et publié, son contenu ne les intéressait plus en aucune sorte, si ce n’est pour le faire adopter aux autres et pour le défendre au cas où il serait attaqué, mais du reste sans rien en tirer pour leur propre usage, sans s’embarrasser même que ce contenu soit faux ou vrai pourvu qu’il ne soit pas réfuté. Pour moi, quand j ai désiré apprendre, c’était pour savoir moi-même et non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, et de toutes les études que j’ai tâché de faire pendant ma vie au milieu des hommes, il n’y en a guère d’études que je n’aurais faites de la même manière, seul dans une île déserte où j’aurais été confiné pour le restant de mes jours. Ce qu’on doit faire dépend beaucoup de ce qu’on doit croire, et dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature nos opinions sont la règle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j’ai cherché souvent et longtemps pour diriger l’emploi de ma vie à connaître sa véritable fin, et je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il ne fallait pas y chercher cette fin.
Né dans une famille où régnaient les moeurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes que d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l’habitude, mon coeur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de Madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier renforcèrent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à rechercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il ressent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui aurait pu flatter un moment mon coeur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher, je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon coeur était avide sans savoir en démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence et la fortune, entre la sagesse et l’égarement, plein de vices d’habitude, sans aucun mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans bien les connaître. Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je sois, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour le jour sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune ait semblé vouloir prendre un équilibre plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures — plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon coeur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à la page, occupation pour laquelle j’avais toujours eu un goût prononcé. Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire dans les opinions, et résolu de ne pas en faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le règlerait pour le restant de ma vie et le rendrait tel que je voudrais le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont, sans prévoir encore combien j’en serais la victime, je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle je venais de passer la plus belle moitié — tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l’entrepris donc et je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise. C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas.
Les rêveries du promeneur solitaire Jean-Jacques Rousseau
Publié par Jean dans Vacuité | RSS 2.0
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